Le mois de mars 2020 a été marqué par une crise politique majeure entre la Turquie et l’Europe. A la suite de l’entrée de plus d’un million de migrants syriens sur son territoire, la Turquie a décidé d’ouvrir ses frontières avec la Grèce afin de faire pression sur l’Europe et obtenir son soutien à la fois politique et financier.
La Turquie fait face à une crise migratoire qui rappelle, par son ampleur, la crise migratoire de 2015. Cet exode massif des citoyens syriens s’explique par le redoublement des opérations militaires du régime de Bachar el-Assad à l’encontre des forces d’opposition en Syrie. Le 28 février 2020, la Turquie décide d’ouvrir ses frontières avec la Grèce à la suite d’une escalade militaire dans la région d’Idlib. En rompant l’accord établit avec l’Europe en 2016 et en usant de la crise migratoire comme d’un chantage politique, la Turquie cherche un appui dans son action en Syrie afin d’imposer sa présence dans le pays et de faire concurrence à la Russie.
Retour sur l’origine de la crise migratoire
La crise migratoire que subit la Turquie prend source dans les affrontements qui ont lieu en Syrie. Le régime de Bachar el-Assad, en lutte contre l’opposition djihadiste et les rebelles de l’Armée Nationale syrienne, a lancé de nombreuses attaques depuis fin décembre dans la région d’Idlib, dernière région sous le contrôle de l’opposition. Le régime a ainsi repris les villes de Maarat al-Nouman le 29 janvier 2020, de Saraqeb le 8 février et de Kafranbel le 25 février.

Le contrôle des territoires en Syrie.
Crédit : AFP.
La région d’Idlib est absolument clef pour la reconquête du pays : l’autoroute M5, principale autoroute du pays, relie Damas, la capitale, et Alep, ville au fort dynamisme économique. Relier ces deux villes est donc primordial pour reprendre le contrôle de l’économie du pays et assurer une reprise du développement après la fin de la guerre. Cependant, la présence des djihadistes et des rebelles dans cette zone augmente les risques de frappes militaires et d’attentats et remet donc directement en question la possibilité d’utiliser cette route. En outre, la province d’Idlib est le dernier bastion d’opposition où se concentrent les derniers combattants de l’opposition. Les forces armées regroupées dans la province sont donc constituées des combattants les plus expérimentés et dévoués à la cause ce qui rend la progression difficile pour Bachar el-Assad.
Ces combats ne se limitent pas seulement échelle nationale. La Russie et la Turquie notamment sont impliquées dans les affrontements. La Russie tente de protéger le régime de Bachar el-Assad pour imposer son hégémonie sur la région, lutter contre l’intervention européenne et étatsunienne, s’imposer en tant que puissance internationale et protéger le port de Tartous, point d’ancre pour les navires russes. De l’autre côté, la Turquie considère les populations kurdes présentes sur le territoire syrien comme des terroristes et organise des opérations pour les repousser. Elle soutient les rebelles qui se battent contre les Kurdes et constituent donc une véritable armée pour la Turquie. En outre, elle souhaite créer un corridor de 30 kilomètres le long de sa frontière afin de créer une zone tampon et reloger les migrants qui se sont réfugiés sur son territoire. La Turquie a ainsi installé des postes d’observation dans la région d’Idlib afin d’avoir un pouvoir de négociation sur l’établissement de ladite zone tampon après la guerre, mais aussi pour sécuriser sa frontière et affirmer sa présence en Syrie.
C’est dans ce contexte qu’a eu lieu début mars une escalade militaire qui a failli provoquer une rupture diplomatique entre la Russie et la Turquie. Le jeudi 27 février, une frappe russe tue 33 soldats syriens. Ces soldats n’ont pas été pris pour cible, mais se trouvaient géographiquement proches de groupes rebelles. La Turquie a répliqué en bombardant, le dimanche 1er mars, deux avions militaires syriens et en tuant 19 soldats dans la région d’Idlib. Cette confrontation fait apparaître la forte concurrence entre ces deux pays, qui tentent chacun d’imposer leur présence dans la région afin de pouvoir intervenir dans la future reconstruction de la Syrie.
La frontière, outil de pression
A cause de ces attaques, plus d’un million de citoyens syriens se sont dirigés vers la frontière turque afin de tenter de rejoindre la Grèce, pays européen le plus proche de la Syrie et le plus facilement accessible par voie terrestre. Cet afflux de migrants pose problème à la Turquie, puisqu’ils s’ajoutent aux millions de migrants déjà présents sur le territoire national. La Turquie a en effet accueilli 3,7 millions de réfugiés depuis 2016, ce qui n’a pas été sans conséquences, notamment économiques, avec entre autres, une hausse du travail au noir et une pression sur le marché immobilier.
Ce n’est pas sans raison que la Turquie subit de plein fouet cette crise migratoire. En 2016, à la suite de la crise migratoire de 2015, qui elle aussi avait vu se déplacer plus d’un million de syriens, l’Union Européenne avait conclu un accord avec la Turquie. En échange de 6 milliards d’euros destinés à soutenir la Turquie dans l’accueil des migrants, d’une révision de sa demande d’adhésion à l’Europe et d’un assouplissement des demandes de visas pour les ressortissants turcs, la Turquie s’était engagée à limiter l’entrée des migrants sur le sol grec. Au vu de la congestion des îles telles que Lesbos, Chios et Samos, qui ont accueilli 42.000 migrants et ont vu se multiplier les camps précaires et surpeuplés, le maintien de cet accord est primordial pour une Grèce saturée et se remettant encore de la crise économique de 2008.

Des migrants du camp de Moria remplissent des bouteilles d’eau à côté d’une pile de déchet sur l’île de Lesbos, le 2 octobre 2019.
Crédit : REUTERS/Elias Marcou.
Face à cet afflux de migrants syriens et aux attaques de la Russie, la Turquie décide de faire de sa frontière un moyen de pression politique envers l’Europe afin d’obtenir son soutien. Ainsi, le 28 février la Turquie ouvrir complètement ses frontières et de ne plus retenir les migrants syriens qui s’y amassent.
Un jeu de force complexe : l’engagement périlleux de l’Europe.
L’Europe est donc dans une situation de faiblesse par rapport à la Turquie, qui peut user de cet accord de 2016 comme d’un chantage politique. Face à l’ingérence régionale russe et au conflit syrien, la Turquie cherche le soutien de l’Europe dans le conflit. Dès lors, la frontière devient un moyen de pression fort : en menaçant d’ouvrir la frontière, la Turquie met la Grèce dans une situation très délicate, puisqu’elle ne peut pas matériellement accueillir les milliers de migrants qui s’y pressent. Ainsi, 20.000 migrants se sont ainsi dirigés vers la frontière entre le 28 février et le 9 mars, et les 3.7 millions de migrants installés en Turquie espèrent toujours pouvoir atteindre l’Europe. Face à ce qui constitue une réelle menace pour elle, la Grèce a renforcé son contrôle aux frontières au moyen de matériels dissuasifs et d’une multiplication des contrôles. Elle a également suspendu pour un mois les demandes d’asile, une mesure illégale dénoncée par les ONG.
Face à cette crise, un sommet extraordinaire entre l’Europe et la Turquie a été organisé le 7 mars mais n’a pas débouché sur un accord. La Turquie accuse l’Europe de ne pas avoir respecté l’accord de 2016, jugeant que les promesses financières n’ont pas été tenues. Elle regrette également un manque de soutien dans la guerre en Syrie, notamment dans son projet de construction de bâtiments destinés aux réfugiés dans la région d’Idlib. L’Europe, quant à elle, exhorte la Turquie à respecter ses engagements et à ne pas utiliser les migrants comme moyen de pression.
La crise du coronavirus a déplacé pour un temps cette crise politique. Le 18 mars, la Turquie a finalement fermé sa frontière avec la Grèce et la Bulgarie face au risque de propagation de l’épidémie.
Un drame humanitaire
Dans tous les cas, l’utilisation des migrants comme moyen de pression politique entraîne de gros problèmes éthiques et humanitaires. Ces réfugiés déjà victimes de la guerre en Syrie, poussés à l’exode, se voient l’objet d’un jeu diplomatique international sur lequel ils n’ont aucune prise. Les Grecs, quant à eux, tendent à rejeter les réfugiés en raison de la saturation de leurs villes. Cela provoque des tensions à l’échelle locale, avec une xénophobie rampante qui se traduit en violences envers les migrants. Des images de garde-côtes empêchant des bateaux de fortune d’accoster ont ainsi circulé, révélant du même coup la situation très délicate à la fois pour les migrants syriens, mais aussi pour les citoyens grecs.

Des garde-côtes grecs repoussent un canot de migrants.
Crédit : L’Obs.
Au-delà de ce drame humanitaire se joue également un drame sanitaire. Face au coronavirus, les ONG pointent du doigt l’extrême précarité dans laquelle se retrouve les migrants. Installés dans des camps insalubres, les migrants manquent d’informations et de protection. Leur isolement, à la fois physique et technologique, les empêche de prendre connaissance de la situation mondiale et des mesures de précaution à mettre en place. Les ONG dénoncent ainsi le manque de prévention, de matériel et de soins et craignent une propagation du Covid-19 dans des camps surpeuplés où les habitants n’ont aucun moyen de faire face à la pandémie.